S’il fallait trouver un point commun entre les fromages, le vin, la bière, le pain, le rhum ou encore le saké, penseriez-vous aux levures ?
Peut-être pas. Et pourtant, un seul nom se cache derrière les procédés de fabrication de tous ces produits : Saccharomyces cerevisiae, la levure de bière, levure de boulanger en français, ou budding yeast en anglais.
De la biologie, à la chimie…
La levure est un champignon microscopique répandu dans la nature. Il appartient à l’ordre des ascomycètes et est constitué d’une seule cellule, qui se multiplie par bourgeonnement (d’où le terme budding yeast). Les trois images introductives de ce billet présentent des levures observées au microscope (électronique à transmission, électronique à balayage et optique). Les belles couleurs présentes sur les deux premières sont évidemment fausses. Vous y voyez des cellules ovales et sur certaines d’entre elles des petites excroissances. Ce sont les bourgeonnements qui permettent leur multiplication. Les levures ont été pour la première fois observées par le savant néerlandais Antoni van Leeuwenhoek vers 1680 qui a placé sous son microscope une goutte de bière (dessins ci-dessous).
Mais, avant même de connaître leur existence, l’homme a exploité les levures, comme Monsieur Jourdain, sans le savoir (Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela, Bourgeois gentilhomme, Molière, scène VI, acte II). Depuis la haute antiquité (il y a 8000 ans), les levures ont joué un rôle de premier ordre dans l’alimentation humaine : vinification, panification, brasserie, fromagerie.
Les levures se développent en consommant les sucres de leur environnement, soit par respiration (en présence d’oxygène) soit par fermentation que l’on dit alcoolique. C’est cette dernière qui a été utilisée par l’homme pour produire des boissons alcoolisées.
La transformation chimique des sucres en alcool a été décrite par Antoine Lavoisier en 1789, dans son Traité Elémentaire de Chimie : « Cette opération est une des plus frappantes et des plus extraordinaires de toutes celles que la chimie nous présente, et nous avons à examiner d’où vient le gaz acide carbonique qui se dégage, d’où vient l’esprit inflammable qui se forme, et comment un corps doux, un oxyde végétal, peut se transformer ainsi en deux substances si différentes, dont l’une est combustible, l’autre éminemment incombustible. On voit que, pour arriver à la solution de ces deux questions, il fallait d’abord bien connaître l’analyse et la nature du corps susceptible de fermenter, et les produits de la fermentation ; car rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications. « (Chapitre XIII: De la décomposition des oxydes végétaux par la fermentation vineuse, 101). En 1810, Louis-Joseph Gay-Lussac établit définitivement que l’éthanol et le CO2 sont les principaux produits de la décomposition du sucre par la fermentation alcoolique et en propose l’équation chimique suivante : C6H12O6 (glucose) -> 2 CH3-CH2OH (éthanol)+ 2 CO2.
L’éthanol (CH3-CH2OH) est l’alcool que l’on retrouve dans le vin ou la bière. Et le dioxyde carbone ou gaz carbonique (CO2 ), libéré au cours de la panification est piégé dans le réseau de gluten et fait lever la pâte du pain.
Le lien entre les levures et cette réaction ne sera pourtant établie que plus tard au XIXème siècle. Lorsqu’en 1837, Charles Cagniard de la Tour en France et Theodor Schwann en Allemagne, proposent que les levures sont responsables de la décomposition des sucres, ils font face à de vives critiques. Louis Pasteur prouve finalement en 1957 que la fermentation alcoolique est due à l’activité métabolique de la levure de bière.
… et à la génétique
Après que les premiers micoscopistes et les pères de la théorie cellulaire (van Leeuwenhoek, Schwann et Pasteur), aient résolu les mystères de sa fermentation, la levure n’a pas pour autant abandonné les laboratoires.
Le génome (l’ensemble du matériel génétique, sous forme d’ADN) de la levure Saccharomyces cerevisiae est 4 000 fois plus petit que celui de l’homme. Cette petite taille en facilite l’étude. En 1996, la levure est ainsi le premier eucaryote (cellule avec un noyau) dont le génome a été entièrement séquencé. 5 850 gènes ont été identifiés dont on comprend peu à peu le fonctionnement.
Ces études de génétique ont été menées sur quelques souches de laboratoire. Mais il existe de très nombreuses souches de levures, qu’elles soient naturelles ou associées à des activités humaines. Les techniques moléculaires actuelles de séquençage et d’étude des génomes, devenues très performantes et très rapides, permettent d’analyser de nombreuses souches de levure dans la même étude.
Les chercheurs se sont donc attachés à comparer les génomes de différentes souches, pour comprendre les mécanismes de la domestication, de l’évolution et de l’adaptation des levures à différents milieux de vie.
Une équipe française a ainsi étudié 82 souches de S. cerevisiae, et identifié des groupes de souches de vin, de rhum, de pain, de fromage, de chêne. Ils ont montré que chacun de ces groupes présente des caractéristiques génomiques spécifiques, les distinguant les uns des autres. La nature des gènes varient (présence, absence, variation du nombre de copies ou mutations modifiant leur fonction). La plupart des souches, comparées au génome de la souche de référence, possèdent de nouveaux gènes provenant d’espèces proches (introgressions) ou éloignées (transferts horizontaux). Souvent, ces variations sont les mêmes au sein des souches provenant d’une même niche écologique (un même milieu de vie).
Cette étude permet de comprendre les bases génétiques de certains traits métaboliques propres à certaines niches écologiques. Par exemple, les souches de vin et de fromage présentent des spécialisations bien particulières. Dans le fromage, les levures sont très efficaces pour métaboliser le galactose (un sucre provenant de l’hydrolyse du lactose du lait) mais elles sont très peu performantes pour la fermentation des sucres présents dans le moût de raisin (le glucose et le fructose). C’est le contraire pour les souches de vin. Ces différences s’expliquent par la nature des gènes du métabolisme, les gènes GAL pour celui du galactose par exemple.
Ces données montrent donc bien que les levures ont été asujetties à des pressions de sélection divergentes en fonction des niches écologiques dans lesquelles elles ont évolué. Ces modifications révèlent la remarquable plasticité du génome de S. cerevisiae, faisant de cette espèce un ensemble complexe de populations spécialisées.
Cette diversification illustre les effets de la domestication d’une espèce naturelle par l’homme.
Quand on aborde cette question, on pense plus facilement aux blés ou à la poule, qu’aux levures. Pourtant elles offrent un très bel exemple des mécanismes génétiques qui y sont associés, comme d’autres champignons microscopiques d’ailleurs : les moisissures, Penicillium roqueforti et Penicillium camemberti, dont je vous avais parlées dans le billet Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
Références
Adaptation of S. cerevisiae to fermented food environments reveals remarkable genome plasticity and the footprints of domestication. Jean-Luc Legras et al., Molecular Biology and Evolution, 08 Mai 2018.
Genome evolution across 1,011 Saccharomyces cerevisiae isolates, Jackson Peter et al., Nature, volume 556, 11 avril 2018.
Domestication and Divergence of Saccharomyces cerevisiae Beer Yeasts, Brigida Gallone et al., Cell, 8 Septembre 2016.