Rien ne distingue à priori le rouge de la betterave de celui de beaucoup de fleurs et de fruits… Et pourtant. La couleur rouge du chou, de la fraise, de la framboise, de la rhubarbe ou encore du coquelicot est due à la présence de pigments du groupe des anthocyanes. La betterave est colorée par une toute autre molécule, la bétalaïne. Ce n’est pas qu’un détail sémantique, ou une astuce pour placer deux mots savants à table. Un article paru récemment dans le journal New Phytologist nous explique comment cette particularité reflète l’évolution particulière du groupe de plantes auquel appartient la betterave, les Caryophyllales.
Je vous présente donc aujourd’hui un peu de botanique, un zeste de biochimie, et une histoire d’évolution…
Avant cela, jouons un peu avec les mots.
Rouge, Amarante, Bordeaux, Brique, Cerise, Corail, Écarlate, Fraise, Fraise écrasée, Framboise, Fushia, Grenadine, Grenat, Incarnadin, Incarnat, Magenta, Magenta foncé, Magenta fushia, Mauve, Nacarat, Ocre rouge, Passe-velours, Pourpre, Prune, Rose vif, Rouge alizarine, Rouge anglais, Rouge bismarck, Rouge bourgogne, Rouge capucine, Rouge cardinal, Rouge carmin, Rouge cinabre, Rouge coquelicot, Rouge cramoisi, Rouge Andrinople, Rouge d’aniline, Rouge de Falun, Rouge de mars, Rouge écrevisse, Rouge feu, Rouge garance, Rouge groseille, Rouge ponceau, Rouge rubis, Rouge sang, Rouge tomate, Rouge tomette, Rouge turc, Rouge vermillon, Rouge-violet, Rouille, Sang de bœuf, Senois, Terracotta, Vermeil, Zinzolin… Il existe une infinité de noms pour désigner les différentes nuances de rouge… et autant d’histoires à raconter.
Ainsi, les pourpres sont des coquillages (encore appelés murex). Certains d’entre eux permettent d’obtenir la pourpre, une teinture rouge violacé très prisée des notables dans l’Antiquité.
La garance est une plante, justement nommée garance des teinturiers (Rubia tinctorum). Sa racine produit un pigment rouge. Il a été utilisé pour teindre les pantalons et képis d’uniformes de l’infanterie de l’armée française jusqu’au début de la Première Guerre mondiale.
Le rouge de Falun est fabriqué à partir des scories de la mine de cuivre de Falun en Suède. Les maisons traditionnelles en bois y sont très souvent peintes de cette couleur.
Et enfin, le colorant E120, aussi appelé rouge carmin, est très couramment utilisé par l’industrie agroalimentaire. Regardez les étiquettes : on le trouve dans les charcuteries, les bonbons, les yaourts, les sodas… L’acide carminique est produit est broyant des insectes proches des pucerons, les cochenilles.
Ajoutons-donc à cette liste le rouge betterave.
Le mot « betalaïne » dérive du nom latin de la betterave commune (Beta vulgaris), à partir de laquelle le pigment a été extrait la première fois. On trouve en fait des bétalaïnes dans diverses plantes. Certaines ont un intérêt alimentaire : la bette, la rhubarbe, le quinoa, l’amarante. D’autres, produisant de belles fleurs aux couleurs vives, ont une utilisation ornementale : le bougainvilliers et de nombreux cactus. Elles appartiennent toutes au groupe des Caryophyllales.
Les bétalaïnes sont une famille de molécules, parmi lesquelles la plus connue est la bétanine, que l’on peut justement baptiser le rouge betterave. Elles comprennent d’autres pigments, par exemple l’amarantine, isolée à partir de l’amarante. Les différentes nuances de rouge, de rose et de pourpre produites ne ressemblent pas à celles des anthocyanes, beaucoup plus fréquentes et présentes chez la plupart des plantes. En effet, les bétalaïnes, contrairement à ce que l’on a longtemps cru, ne sont pas des molécules apparentées chimiquement aux anthocyanes (ce ne sont même pas des flavonoïdes). Ce sont des composés indoliques, synthétisés à partir de l’acide aminé tyrosine (Tyr). Les anthocyanes, quant à elles, sont des dérivés d’un autre acide aminé, la phénylalanine.
Ce genre de détail biochimique vous semble peut-être superflu. Et pourtant… Les plantes sont de remarquables usines chimiques, ou encore le théâtre de très nombreuses synthèses. Elles produisent des acides aminés, des sucres, des lipides, des vitamines, des pigments… Chacune de ces synthèses chimiques est un ballet parfaitement chorégraphié, impliquant de nombreux danseurs et acteurs et plusieurs scènes. Chaque étape de la synthèse, chaque réaction chimique, est contrôlée par une enzyme (un acteur ou un danseur de la pièce). Chaque enzyme est elle-même produite par un gène. Et, cette immense scène ne se transforme pas en cacophonie grâce à de nombreux contrôles et régulations. Produire des bétalaïnes plutôt que des anthocyanes n’est donc pas une mince affaire.
En outre, on ne connait pas de plantes possédant à la fois des anthocyanes et des bétalaïnes. Les deux façons de faire du rouge semblent donc exclusives. Comment l’expliquer? Comment les bétalaïnes sont-elles apparues au cours de l’évolution? Ces questions ont longtemps intéressé les chercheurs appliqués à l’étude de l’évolution des plantes.
Et en ce qui concerne les bétalaïnes, tout commence par la tyrosine. Les auteurs de l’étude dont il est aujourd’hui question se sont intéressés à la biosynthèse de cet acide-aminé. Ils ont montré que la betterave possédait deux formes d’enzymes assurant sa synthèse. Chaque enzyme est, je le rappelle, produite par un gène. Deux formes d’enzyme, donc deux copies de gène. Il est très probable que ces deux copies résultent de la duplication d’un unique gène originel. Une des deux formes identifiées présente la particularité de ne pas être inhibée par un excès de tyrosine. Or, cette inhibition par le produit de la réaction est un mécanisme très courant permettant de contrôler les niveaux de synthèse de chaque molécule synthétisée dans la plante. Quand il y a assez de tyrosine, la synthèse s’arrête. Avant qu’il n’y en ait trop. Dans le cas de la betterave, ce mécanisme est inopérant. L’enzyme qui la produit est insensible à la tyrosine. L’acide aminé surproduit s’accumule.
Les auteurs pensent donc que le changement qui a permis l’apparition de cette enzyme insensible à la tyrosine (la duplication d’un gène, puis la mutation d’une des deux formes) est un événement clé. En permettant une production accrue de leur précurseur (la tyrosine), il a initié la suite de changements qui a concouru au développement des bétalaïnes. Plus tard au cours de l’évolution, les enzymes permettant l’utilisation de cet excès de tyrosine pour synthétiser le pigment rouge de la betterave sont apparues.
En quoi cette capacité a-t-elle été un avantage sélectif pour les plantes? Des résultats suggèrent que la présence de ces pigments permettrait de lutter contre les stress environnementaux (les UV par exemple). Les auteurs de l’étude avancent une autre hypothèse. Ces pigments rouges pourraient rendre les plantes qui les possèdent attractives, pour les hommes, mais aussi pour les pollinisateurs. Cela favoriserait ainsi leur reproduction et dissémination.
Un petit clin d’œil plus personnel pour finir (sans rougir)
Cette histoire me ramène au temps déjà ancien de ma thèse. J’y étudiais alors la voie de synthèse d’une vitamine, la biotine, chez les plantes (avec Antoine et Claude) . Mes voisins de paillasse (Pascal, Michel, Gilles, Renaud, Stéphane et Michel), s’intéressaient aux acides aminés. Synthèse de la tyrosine (dont il a été question ici), de la phénylalanine, de la thréonine, de la méthionine et de la cystéine. Il était déjà question d’enzymes et de gènes, de régulation, d’inhibition, de rétro-inhibition par le produit, de duplication de gènes et d’évolution…
Et puis surtout, de la fascinante richesse métabolique et incroyable plasticité génétique des plantes.
Références
Science…
L’article en question…
Relaxation of tyrosine pathway regulation underlies the evolution of betalain pigmentation in Caryophyllales. Lopez-Nieves, S. et al., New Phytologist, 9 October 2017.
http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/nph.14822/full
https://www.newphytologist.org/news/view/164
https://phys.org/news/2017-10-evolutionary-stone-beet-red-beets.html
Les pigments chez les plantes…
http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/doschim/decouv/couleurs/loupe_couleurs_vegetaux.html
http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/doschim/decouv/videos/coul_9.html
https://radium.net.espci.fr/esp/CONF/2008/C08_02/conf02_2008.htm
Symbolique et esthétique
Rouge, Histoire d’une couleur. Michel Pastoureau, Seuil, 2016.
http://www.seuil.com/ouvrage/rouge-histoire-d-une-couleur-michel-pastoureau/9782021180336

http://www.rfi.fr/emission/20170820-pastoureau-historien-rouge-histoire-couleur-seuil
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2016/11/21/nuances-rouge-pastoureau/
Pingback: Outrenoirs | Ricochets